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# Geste
## Une organisation émergente vs un mouvement exécuté
> [!abstract]
> **Abstract**
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> ### **An Emergent Organization vs. an Executed Movement**
>
> This article rethinks the notion of gesture by distinguishing it from movement understood as the execution of a motor action. A gesture is neither something one performs nor something one authors; it is an **emergent organization** arising from the dynamic coupling of body, environment, and relational history.
> Drawing on the work of Hubert Godard, Bernstein’s theory of coordination, and ecological approaches to action, gesture is understood as the site where acting, sensing, and being are inseparable. Gesture does not express a pre-existing meaning; it **produces meaning in its very unfolding**, bringing forth both a world and a subject, and thereby challenging instrumental and dualistic conceptions of movement.
> The concept of the **gestosphere** designates the symbolic and relational universe of gestures that configures bodily organization itself. Finally, gesture is situated within a **middle voice**: neither active nor passive, but a recursive process through which agency and perception continually co-emerge.
==Parce qu’il faut commencer par un **geste**, essayons celui de _circonscrire_.==
1- Faisons le tour de quelques idées peu conventionnelles :
- un geste n’est pas un mouvement
- un geste n’est pas un mouvement que l’on fait
- un geste n’a pas d’auteur (c’est le plus difficile à approcher)
2- Puis posons quelques question :
- Pourquoi avons-nous besoin de gestes et non de mouvements ?
- De quoi parlons-nous quand nous parlons de geste d’affection ou d’amour ?
- Comment un simple geste, acquiert-il un statut particulier, d’affection ou de tendresse ?
Pour qu’un mouvement devienne geste, il y a nécessité d’une opération d’envergure, qui fait basculer notre corps dans une dé-mesures. Pour le soustraire au joug dualiste, nous avons besoin d’un repositionnement ; faire reculer le point de fuite. Soudainement nous n'avons plus un corps, nous sommes [[Korper|corps]]. Et ce corps n'est pas un instrument, mais le résultat plastique, en perpétuelle transformation, d'un faisceau d'activité sensori-motrice par lequel nous nous relions au monde et à autrui.
_« Parler de gestes, c'est revendiquer leur dimension expressive. Si une machine fait des mouvements, elle ne s'exprime pas par un geste."On peut distinguer le mouvement compris comme un phénomène relatant les strictes déplacements des différents segments du corps dans l'espace - au même titre qu'une machine produit un mouvement- et le geste, qui s'inscrit dans l'écart entre ce mouvement et la toile de fond tonique et gravitaire du sujet, c'est-à-dire le pré-mouvement dans toutes ses dimensions affectives et projectives. C'est là que réside l'expressivité du geste humain dont est démunie la machine. »_ [[Hubert Godard]]
Cette distinction est importante non pas pour spécifier le geste humain et disqualifier la machine. trop simple et ce serait oublier et ne pas faire honneur aux gestes qui ont permis la conception machine, leur réalisation (même médiée par des machines) et les gestes d’attention qui à travers l’_interface machine_, re-configurent mes propres possibilités gestuelles d'écriture;
- rythme imposé par la taille et la distance des touches ainsi que le « toucher » du clavier
- taille de l’écran (13’) qui organise « ma fenêtre de penser »
- luminosité
- texture sur laquelle le bord de mes mains se déposent quand je frappe ce texte.
Un geste n'est pas de l’ordre de ce que l'on fait. C'est une organisation qui émerge, de la même façon que l’équilibre n’est pas ce que nous tenons.
## Le geste fait sens ([[Public/Concepts/Enaction|sensing]])
> _Le geste (ou le verbe) nomme l'indissociabilité de l'agir, de l'être et du sentir. Il « fait sens », comme Lucia Angelino le dit en prenant l'anglicisme au pied de la lettre : en lui, se fabrique le sens, c'est-à-dire que se tissent le sentir et le faire qu'il déploie._ [Emma Bigé](https://www.pourunatlasdesfigures.net/element/note-sur-le-concept-de-geste)
Le geste est ce par quoi un monde se donne, transitif. Il ne préexiste pas à son exécution — il émerge de l'acte même de se déployer.
Cette compréhension du geste rompt avec la vision instrumentale du mouvement si il en était besoin.
- Chez Bernstein, la coordination n'est jamais la simple exécution d'un programme moteur : elle émerge de la résolution d'un problème sensori-moteur dans un contexte donné.
- Chez Godard, le geste porte une charge symbolique et relationnelle qui précède et configure l'anatomie elle-même.
Le geste n'est pas porteur d'un sens préexistant qu'il transmettrait. Il _fabrique_ le sens dans son déploiement même. Cette [[Récursivité]] est fondamentale : percevoir c'est déjà agir, agir c'est reconfigurer ce qui peut être perçu. Le geste ne représente pas un monde, il fait advenir un monde et par là même, un sujet-expérimentation.
⇟ AHHHH revenons un instant à du concret…
Revenons au geste d’écriture. La « fenêtre de penser » de 13’ qui me tient lieu de paysage, configure très directement la façon dont je pense, pas par sa taille, mais par la nécessité de m’ajuster « tout entier » à elle.
- —> **La distance** que mon regard doit envelopper,
- ↱ **l’angle** de mes bras que m’impose la taille du clavier et par là même le rythme particulier imprimé à ma respiration,
- ↸ **la résistance** des touches au moment de la frappe,
- ➲ **la température** de la machine,
- ⇱ **le rythme** que me retourne le son des touches lorsque j’écris
articule ma pensée.
Faisons un pas récursif, reprenons le terme -articuler- dans la phrase précédente et renversons la perspective.
- Je suis **assis** sur une chaise assez dure qui influence mon style d’assise.
- **⥰** Elle **m’offre** un support sur lequel je peux plus ou moins me déposer,
- ⥹ et **recevoir** en retour le support afin de déployer mes bras et plus de liberté à mes mains afin qu’elles ne s’effondrent pas sur le clavier, privant ainsi mes doigts de précieux degrés de liberté qui leur permettront de trouver les touches et d’écrire dans un rythme plus cohérent avec le rythme de mes pensées (à moins que ce rythme ne soit lui-même la conséquence de ce couplage homme-machine ?).
Entre ces deux perspectives émerges
<-----> UN RAPPORT <------->
Soufflons un instant et déployons notre geste.
## La gestosphère : l'univers symbolique des gestes
Hubert Godard introduit le concept de gestosphère pour désigner l'univers symbolique des gestes qui constituent une personne. Ce n'est pas simplement l'ensemble des mouvements possibles (la _kinésphère_ de Laban), mais le répertoire des gestes avec leur portée signifiante, affective, relationnelle.
> "C'est cet univers symbolique qui va expliquer et forcer l'anatomie, et non l'inverse." — Hubert Godard
**Renversement radical** : ce n'est pas l'anatomie qui détermine les gestes possibles, c'est la gestosphère — l'univers symbolique et relationnel — qui configure l'organisation corporelle. Un muscle se développe ou s'atrophie selon les gestes qui l'appellent, et ces gestes sont constitués dans l'histoire relationnelle de la personne.
Les _contraintes anatomiques_ existent comme « organisateur relationnel », la _contrainte_ articulaire du coude prend son sens dans le geste de repousser ou de s’appuyer et le grand dentelé va s’engager différemment selon « la facture de la relation ».
## Les gestes fondateurs
Godard identifie des **gestes fondateurs** qui structurent notre rapport au monde : repousser, aller vers, désigner, prendre, jeter, pousser, couper l'espace. Chacun porte une charge affective et une histoire de constitution. Certains peuvent être absents ou faiblement développés chez une personne — non par déficit anatomique, mais par atteinte de la gestosphère elle-même.
Nous pouvons essayer de nous rappeler que chacun de nos gestes est archéologique et pris dans un dynamique récursive.
Le geste surgit comme geste que dans un environnement humain spécifique et ne fait sens que dans une dynamique extéroceptive. Le geste de s’appuyer acquiert « un sens » dans la dynamique exploratoire et relationnelle qu’il permet et dans le sens que l’environnement va lui donner. Appuyer peut tout autant s’ouvrir en
⇣***s’appuyer***
Ou
⤓***repousser***
et cette distinction dépendra d’un pré-mouvement gravitaire.
Prenons l’exemple (peut-être un peu trop) emblématique d’un enfant qui explore son environnement.
```
/ \
_(I)(I)_
( _ .. _ )
`.`--'.'
) (
,-./ \,-.
( _( || || )_ )
__\ \\||--||'/ /__ hjw
`-._//||\/||\\_.-'
`--'`--'
```
Nous pourrions tout autant prendre l’exemple d’une grenouille sur un nénuphar (mais le rapprochement ne fonctionnera que temporairement, à vous de trouver jusqu’où). Pour cela, il.elle prend appui sur le sol. Ce geste peut se déplier en deux lignes divergentes, s’appuyer pour se stabiliser depuis ce support (geste d’ancrage), ou s’appuyer pour repousser le sol et se propulser (geste de locomotion). Cette bifurcation ne se décide pas cognitivement — elle émerge de la dynamique gravitaire et de la réponse du milieu ainsi que la dynamique relationnelle avec les autres vivants (invite au dépôt, sollicitations). Si la surface résiste avec une certaine fermeté, elle invite l'appui stable. Si elle offre une élasticité, elle suggère la propulsion. Et cette distinction s'inscrit dans la gestosphère : certains corps auront développé préférentiellement l'appui-ancrage, d'autres l'appui-propulsion, selon l'histoire unique de leurs couplages.
Mais ce qui soutient un geste, c’est plus qu’une simple possibilité biomécanique : c’est tout un ensemble de savoirs, de croyances, de conduites symboliques qui viennent étayer nos représentations pour rendre nos mouvements possibles. C’est pourquoi, comme le dit Paul B. Preciado, toute biographie est fondamentalement une « gesturographie». Il faut nous habituer à concevoir autour de chaque individu, dans chaque société, une sphère de gestes [[Nager|possible]] qui ne correspond pas aux seules possibilités offertes par les anatomies humaines.
## Geste et affordance
Le geste s'actualise toujours dans un environnement qui offre des [[Lapi_Cordel|Possibilités d'action]] possibilités d'action — ce que Gibson nomme [[Concepts/Affordance|Affordance]]. Mais contrairement à une lecture behavioriste, l'affordance n'est pas une propriété objective de l'environnement : elle émerge du couplage entre la [[Invite|gestosphère de l'individu et le contexte]].
L'espace du geste n'est pas homogène, il est peuplé de densités variables, d'orientations privilégiées, de fantômes relationnels. Avant qu'un geste ne se déploie, l'espace doit être reconstruit à partir de la géographie réelle (le _topos_) et de l'univers symbolique (la gestosphère).
## Geste et voix médiane
Le geste échappe à la dichotomie actif/passif. Il relève de ce que la grammaire grecque nomme la [[Voix médiane]] : ni faire ni subir, mais un processus dont le sujet est le lieu sans en être la cause. On ne "fait" pas un geste au sens où on exécuterait une commande — le geste se fait, et nous sommes le lieu de ce faire.
Cette dimension médiane dissout l'[[Agentivité]] classique. Le geste n'a pas de sujet au sens d'une origine stable qui le produirait. Il y a plutôt une boucle récursive où ce qui agit et ce qui est agi ne peuvent être séparés.
Cela repositionne notre éthique de la responsabilité. Et en cela Haraway peut nous donner une piste à suivre en développant le concept de [[response-ability]], mais cela nous fait bifurquer.
## Liens
- [[Récursivité]] — le sens émerge du geste qui le cherche
- [[Public/Concepts/Gestosphère|Gestosphère]] — l'univers symbolique qui force l'anatomie
- [[Voix médiane]] — ni actif ni passif
- [[Concepts/Affordance|Affordance]] — possibilités d'action qui émergent du couplage
- [[Agentivité]] — dissolution du sujet comme origine
- [[Public/Concepts/Enaction|Enaction]] — cognition incarnée - Embodiement
- [[Contrôle primaire]] — organisation émergente qui ne se contrôle pas
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_"Le geste fait sens" — Lucia Angelino_
_"C'est cet univers symbolique qui va expliquer et forcer l'anatomie" — Hubert Godard_